« A quoi ça sert ? » n’est pas la bonne question

Lors de mon entretien avec Christine Rollard la semaine dernière, j’ai osé cette question : « à quoi servent les araignées ? » Au fond de moi je ne voulais pas la poser, mais je l’ai souvent entendue dans mon entourage, au sujet de bestioles qu’on trouve incommodantes par exemple. Je me suis excusée de la poser, mais je souhaitais ainsi volontairement l’entendre réagir…

La réponse de mon homme des bois à qui je relatais cela à mon retour ne s’est pas faite attendre : « bien sûr qu’on ne peut poser cette question, cela ne se pose pas en ces termes, pourquoi tout analyser comme ayant une fonction d’usage dans la nature ? »

Et aujourd’hui en lisant le philosophe Baptiste Morizot je découvre ce passage où il aborde justement ce sujet :

« Le vivant n’est pas intelligible comme le serait l’invention technique d’un ingénieur, dans laquelle chaque mécanisme est là parce qu’il a une fonction unique, exacte et anhistorique. En fait, face à l’entrelacs immémorial qu’est un corps façonné par l’évolution, le « à quoi ça sert? » réduit à la recherche de la Fonction n’est pas exactement la bonne question (…) La liberté du vivant, c’est que bruissent mille fonctions passées dans chaque organe, et qu’il est conséquemment disponible pour l’invention d’usages ».

Manières d’être vivant, Baptiste Morizot (Actes Sud Edition), p.57 et 58

En distinguant la fonction de l’usage, le philosophe s’essaie à une philosophie du vivant qui « assume les héritages biologiques sans les transformer en déterminisme« , préférant les utiliser « comme condition de l’inventivité, de la nouveauté et de la liberté« . Et Morizot d’ajouter :

« Comme d’habitude avec la vie, chacun fait ce qu’il veut de ce que l’évolution a fait de lui, chacun subvertit, détourne, et invente à partir de la richesse de ses héritages »

Manières d’être vivant, Baptiste Morizot (Actes Sud Edition), p.59

Nous invitant à ne pas « écraser l’histoire » en accumulant des traductions utilitaires ou un raisonnement fonctionnaliste, il suggère surtout de toujours regarder les caractères des vivants comme des noeuds et des énigmes: il nous faut les traduire, les retraduire toujours, et définir un paysage d’usages pluriels…

Quelle est donc la bonne question, dans ces conditions ? Sans doute n’y en a-t-il pas, si ce n’est d’interroger notre vision productiviste du monde, tout du moins dans certains modèles de société…?

Mais comment narrer le vivant, dans ce cas ? Je veux dire : sans le lire en usant de caractéristiques qui seraient les nôtres ? Si l’on souhaite parler de l’intelligence des arbres, de la communication de certaines espèces, de leurs capacités, etc. est-ce que le terme d’intelligence est le plus adapté par exemple ? Comment donner une autre définition au terme employé que celle, étriquée, qui sera forcément la notre ?

Bref, si vous avez des pistes, je suis preneuse ! Sachant que je me demande parfois s’il ne faut pas accepter de ne pas avoir de réponse…

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