Une pieuvre et des preuves de notre appartenance au même monde vivant

Photo : Jonathan Kemper

Hier, lors d’une balade en forêt avec les enfants, nous parlions des souvenirs, de la vie avant la naissance, de ce que la mémoire conserve… et donc bien sûr du fonctionnement du cerveau humain. C’est alors que mon fiston (4 ans et demi) me demande très simplement : « mais alors maman, il est où le cerveau des arbres ? » Une bien jolie question pour aborder la notion d’intelligence, et aussi sans doute celle de la sagesse, dans le reste du monde vivant.

Un sujet crucial, qui est au coeur de l’exploration philosophique menée par Vinciane Despret, par exemple. Je n’ai pas eu le temps de lire son dernier ouvrage (Autobiographie d’un poulpe, chez Actes Sud) mais elle m’avait parlé l’été dernier (lors du Festival Agir pour le vivant) de ce travail de fiction prospective qu’elle menait avec des amis depuis le confinement (je vous suggère de l’écouter ici sur France Culture, sur ou sur France Inter, ou encore ici sur Arte). Pour elle, il faut décentrer notre regard et réfléchir autrement (ou ne plus réfléchir, justement ?) pour essayer de saisir le langage des autres espèces qui nous entourent, pour envisager autrement nos liens de parenté.

Si je trouve tout cela fort stimulant et rafraîchissant comme manière de penser le monde vivant, je voulais avec ce billet vous proposer de regarder un documentaire qui nous a fasciné avec les enfants, et qui parle aussi de cet autre qu’est le poulpe : La sagesse de la pieuvre, de Craig Foster (bande annonce ci-dessous – pensez à activer les sous-titre en français)

Ce film est fascinant à plusieurs égards : pour l’histoire unique que nous raconte son auteur, par sa manière de narrer cette histoire, et par ce que cette histoire raconte de notre lien au vivant.

Craig Foster traverse une période de surmenage en effet quand il se réfugie au Cap des tempêtes, en Afrique du Sud, où il a passé son enfance. Il commence à plonger tous les jours, par tout type de temps, avec palmes et tuba. Nager ainsi lui fait du bien. Un jour, en pleine forêt de Kelp (des algues sous-marine), il rencontre une pieuvre qui le subjugue instantanément. Par son art du camouflage, tout d’abord, puis par son mode de vie : dès lors, Craig Foster décide d’aller la retrouver chaque jour, et d’apprendre à penser comme un poulpe, à réduire tant que possible les frontières qui existent entre leurs deux êtres. « A quoi pense-t-elle ? A quoi rêve-t-elle ? » se demande-t-il, entreprenant alors de se plonger dans la littérature scientifique pour saisir tout ce qu’il peut sur cet être vivant qu’il découvre.

Car ici – on y revient – il n’y a pas de cerveau mais une intelligence qui passe par les bras et 2000 ventouses qui pensent pour elle. Pour la voir chasser, il y va même de nuit. Il pense à elle en permanence, et se sent « psychologiquement démonté » le jour où elle se fait attaquer par un requin (elle y laisse une tentacule).

Voir le narrateur confier son attachement à cet animal sauvage et saisir à quel point ce lien le rend « responsable » pose alors tout un tas de questions émouvantes : on se sent sur le fil, dans une « zone tampon » avec le monde sauvage. Il hésite à prendre soin d’elle alors qu’elle s’est réfugiée après l’attaque du requin… mais s’y refuse, comprenant alors que cette interaction n’est pas juste : c’est une limite qu’il ne veut pas franchir… d’autant que sa présence quotidienne, avec la réalisation du film de surcroît, constitue déjà une intrusion qui interroge.

Leçon de vie

Quand Craig Foster voit le bras du poulpe repousser, il comprend à quel point elle surmonte ses blessures. Dans une drôle de mise en abîme, elle lui montre comment il peut, lui aussi, surmonter les siennes. « Nos vies se font échos, et à travers elle je sens à quel point mon rapport aux autres – et autres hommes – évolue » témoigne-t-il ainsi.

Intimement, il réalise à quel point son amie est reliée à des milliers de fils invisibles. C’est une conscience qui s’ouvre avec elle. C’est aussi une preuve de la présence d’une grande entité dont l’intelligence nous dépasse. « La nature me donnait tant et j’avais tant à donner » confie-t-il ainsi à la fin, ayant compris (sans que je ne vous dévoile le film !!) à quel point il a gagné en conscience, en confiance et en bienveillance à côtoyer ainsi la nature… et à ainsi apprendre sur sa propre nature. « Elle m’a appris à me considérer comme partie intégrante, pas comme un visiteur » ajoute-t-il… Comme le dit si bien cet intéressant article, « La Sagesse de la pieuvre nous rappelle qu’à l’origine, l’humain fait lui aussi partie de ce monde sauvage quand il le traite avec respect, et quand il se soumet aux forces qui lui apprendront comment se reconnecter avec les autres formes de vie« .

Bref, si vous ne l’avez pas déjà vu je vous invite vraiment à le regarder dès que possible. Il est disponible depuis le 7 septembre 2020 sur Netflix, et vient d’être nominé pour l’Oscar du meilleur documentaire !

++ Pour aller plus loin ++

  • Quand la pieuvre dort – ou à quoi rêvent les poulpes pour changer ainsi de couleur pendant leur sommeil ?
  • Le Sea Change Project lancé par le réalisateur Craig Foster suite à cette expérience
  • Une citation de Michel Serres : « Dans quel langage nous parlent les choses du monde pour que nous puissions nous entendre avec elles par contrat ?« 
  • Cette émission avec Geoffroy Delorme qui a vécu pendant 7 ans avec les chevreuils, comme un chevreuil.
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