Ecocide : de quoi parle-t-on exactement ?

C’est un sujet dont j’avais prévu de vous parler prochainement, et l’actualité de ces derniers jours me pousse à écrire cet article plus tôt que prévu, alors que le gouvernement français a annoncé dans le Journal du dimanche la création d’un délit d’écocide. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Si le terme « écocide » est évoqué régulièrement dans les médias Français depuis environ cinq ans, il est énoncé pour la première fois dans les années 60s au sujet de l’agent orange (dioxine) au Vietnam, puis dans les années 1970 lors du premier sommet international pour la protection de l’environnement. Comme le rappelle Marie Toussaint, député européenne, « ce crime (qui recoupe celui de biocide utilisé sous d’autres tropiques) a été discuté par la communauté internationale pendant trois décennies avant d’être enterré à la demande notamment de la France et des Etats-Unis en 1993. Soulevé à nouveau par la société civile depuis les années 2010, notamment par Valérie Cabanes en France et Polly Higgins en Grande-Bretagne ou encore Vandana Shiva depuis l’Inde, il revient sur le devant de la scène ces dernières années« . En juin dernier, la Convention Citoyenne pour le Climat a estimé nécessaire de légiférer sur le crime d’écocide et les réseaux qui plaident pour sa mise en place continuent de faire monter la pression autour du sujet.

Prendre en compte les limites planétaires

Historiquement en France, le crime d’écocide est porté par plusieurs organisations (Nature Rights, Notre Affaire à Tous et Wild Legal) et personnalités (Valérie Cabanes, Marie Toussaint, Marine Calmet) qui défendent la mise en place d’un cadre juridique efficace pour inscrire les limites planétaires (telles que définies par en 2009 par une équipe internationale de 26 chercheurs, menés par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre et Will Steffen de l’Université nationale australienne) dans le droit français.

Cette notion de limites planétaires est évoqué par de nombreuses institutions :

+ Le « Rapport sur l’état de l’environnement » de l’Agence européenne pour l’environnement rendu en 2010 hisse les limites planétaires au rang de « priorité environnementale ».

+ La Commission européenne exploite ce concept en 2011 afin de définir ses objectifs : « D’ici à 2050, l’économie de l’UE aura cru de façon à respecter les contraintes de ressources et les limites planétaires ».

+ Ban Ki Moon, secrétaire général des Nations unies, les évoque lui aussi lors de l’Assemblée générale de 2011, comme outil de mesure scientifique. S’adressant aux dirigeants du monde, il déclare : « Aidez-nous à défendre la science qui montre que nous déstabilisons notre climat et dépassons les limites planétaires à un degré périlleux ». 

+ En octobre 2019, le Ministère de la Transition écologique et solidaire lui-même fait l’aveu que la France a dépassé 6 des 9 limites planétaires. Le rapport explique « qu’outre le fait de constituer un cadre d’analyse novateur, l’approche inédite des limites planétaires correspond à la nécessité d’actualiser les informations environnementales en offrant aux citoyens et aux décideurs une compréhension plus globale de la situation nationale » . 

Le président Macron a déjà employé le terme pour qualifier les incendies qui se sont déroulés en Amazonie. De la même façon, il a déjà déclaré en 2017 que le « seuil de l’irréversibilité a été franchi » pour le changement climatique.

Aussi le « crime d’écocide » permet-il de prendre en compte les droits des générations futures à bénéficier d’un environnement encore vivable en hissant ces limites au rang de normes juridiques.

Une sujet de tension

Fin novembre 2019, le député Christophe Bouillon (pour le groupe socialiste et apparenté) a déposé une proposition de loi (rejetée) pour la reconnaissance du crime d’écocide. La notion y était définie comme « toute action délibérée tendant à causer directement des dommages étendus, durables, irréversibles ou irréparables à un écosystème ou ayant un impact grave sur le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les cycles de l’azote et du phosphore et leurs apports à la biosphère et aux océans, l’usage des sols, la déplétion de la couche d’ozone, l’acidification des océans, la dispersion des aérosols atmosphériques, l’usage de l’eau douce ou la pollution chimique, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ». Devant l’assemblée nationale lors de la séance publique tenue le 12 décembre 2019 les échanges sont ambitieux mais les amendements proposés par les divers groupes politiques d’opposition qui soutenaient une indispensable évolution du droit ont tous été rejetés.

Dans la majorité présidentielle, on estime que le principe de préjudice écologique suffit à protéger les écosystèmes. Seul hic : s’il permet d’obtenir réparation après une catastrophe, il ne permet pas de prévenir celle-ci. En intégrant le principe des limites planétaires, il serait possible de poser des mesures conservatoires en interdisant des pratiques et projets industriels dangereux et d’appliquer le principe de précaution. De même, il serait utile d’intégrer au droit d’autres notions comme la personnalité juridique de la nature, la reconnaissance de droits intrinsèques à certains écosystèmes, le délit d’imprudence ou le devoir de vigilance.

Malgré tout, la société civile et un certain nombre d’élus sont prêts à avancer sur le crime d’écocide, les limites planétaires et les droits de la nature, comme le prouvent les débats tenus à l’Assemblée ou cette tribune publiée dans Libération le 10 décembre 2019 signée par des élus socialistes, MoDem, libertés et territoires, France insoumise, EELV, CRCE, NI, RDSE, certaines députées LR.

En juin 2020, le fait que la Convention Citoyenne pour le Climat retienne la notion d’écocide parmi ses 150 propositions est aussi un symbole fort. Mais un certain nombre de critiques sont formulées à cette occasion : “imprécision”, “difficulté à prouver l’élément intentionnel du crime d’écocide”, “risque de populisme pénal”, “risque de redondance avec la Charte de l’environnement”, “risque de placer l’environnement au-dessus des autres valeurs”… Autant de remarques relevées par l’association Notre Affaire à Tous, qui formule alors des réponses à ces critiques et persiste dans son ambition : si la France agit et adopte une telle législation, un précédent absolument pionnier sera posé en matière de protection de la nature. « A l’image de l’abolition de l’esclavage et de la reconnaissance des droits humains, nous considèrons qu’il est temps d’intégrer ces nouvelles valeurs fondamentales communes dans notre droit positif. L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat l’a démontré : les citoyens français sont prêts à voter en faveur de l’incrimination de l’écocide afin de mettre hors la loi les comportements destructeurs de notre environnement. Modifier l’article 1er de la Constitution tel que la Convention citoyenne le propose permettrait d’inscrire l’obligation d’agir pour la préservation de la biodiversité et la lutte contre les changements climatiques aux côtés des principes fondateurs de la République » , déclare alors Notre Affaire à Tous.

Depuis, Wild Legal a aussi été obligé de travailler définition alternative afin de traduire les limites planétaires dans le droit français et sanctionner l’écocide par le biais de l’atteinte aux intérêts “écologiques” fondamentaux de la nation (article 410-1 du Code pénal), entendus comme “les dommages graves, durables ou étendus à l’environnement qui seraient de nature à mettre en danger à long terme l’équilibre du milieu naturel ou susceptibles de nuire à l’état de conservation d’un écosystème”.

Délit ou crime ?

Aussi le dernier épisode de cette saga (loin d’être terminée) a-t-il eu lieu ce lundi 23 novembre à l’occasion de la réunion de conclusion du groupe de travail écocide entre la Convention citoyenne et les ministères de la Justice et de la Transition écologique. En annonçant la veille, dans la presse, la création d’un délit d’écocide, Barbara Pompili (Ministre de l’écologie) et Eric Dupond-Moretti (Garde des Sceaux) ont pris de cours les citoyens et sensiblement réduit l’ambition de la mesure. En réalité, « le gouvernement propose la création de deux nouveaux délits, tout à fait nécessaires et bienvenus, ainsi que le renforcement des moyens donnés à la justice et à la police de l’environnement, mais sans répondre à la demande de la Convention citoyenne » analyse Marie Toussaint en dénonçant les faux semblants. “Je suis très déçue concernant l’annonce du gouvernement français concernant la reconnaissance du crime d’écocide ce matin, avec fracas dans le JDD. Ce crime contre la sûreté de la planète dont la reconnaissance a été demandée par les citoyens de la Convention citoyenne pour le Climat en écho à la campagne menée par la Fondation Stop Ecocide a été relégué au rang de délit environnemental. Utiliser le terme d’écocide en le vidant de sa substance est un mauvais tour fait aux citoyens, en donnant l’illusion qu’ils ont obtenu ce qu’ils souhaitaient.” a ainsi déclaré Valérie Cabanes.

Pour Notre Affaire à Tous, « leur proposition est loin de respecter l’esprit du texte proposé par la Convention citoyenne. Le crime d’écocide ainsi que les limites planétaires, deux éléments pourtant fondamentaux soutenus par la Convention citoyenne, sont ainsi définitivement enterrés au profit d’un délit général d’atteinte aux eaux, aux sols et à l’air qui semblait déjà en cours de discussion au sein du gouvernement et qui ne répond pas, en tout cas pas pleinement, aux propositions citoyennes ni au défi environnemental et climatique. Les ministres se contentent donc de reprendre le terme d’”écocide” et de l’apposer sur un texte pour prétendre satisfaire aux exigences des citoyens, un bel exercice de communication auquel le gouvernement est habitué« .

Comme le souligne cet article du Monde, la création du délit de mise en danger de l’environnement et la création d’un délit transversal de pollution pour les eaux, les sols et l’air permettent au gouvernement compte de rehausser l’échelle des peines applicables et représente tout de même une avancée pour la justice environnementale. En ce sens, « les peines de prison pourront atteindre trois ans, contre deux actuellement, et les amendes 375 000 euros (contre 75 000 aujourd’hui). Si le rejet résulte « non d’un manquement mais d’une violation manifestement délibérée d’une obligation, les peines sont portées à cinq ans de prison et 750 000 euros d’amende », précise le document présenté lundi. Enfin, si les dégâts causés sont durables (supérieurs à dix ans) ou irréversibles, les peines pourront aller jusqu’à dix ans de prison et 4,5 millions d’euros d’amende, « pouvant être portés au décuple de l’avantage obtenu » (…) Une juridiction environnementale spécialisée à l’échelle de chacune des trente-six cours d’appel sera créée pour les actions relatives au préjudice écologique et à la responsabilité civile. Certains des agents de l’environnement de l’Office français de la biodiversité verront leurs prérogatives augmentées en devenant officiers de police judiciaire, avec une compétence nationale. Par ailleurs, une cinquantaine d’infractions prévues au code de l’environnement verraient leur échelle de peine relevée « par un doublement des quantums de prison ou d’amende » souligne le journaliste du Monde.

S’il n’y a pas encore de « changement de paradigme », comme le regrette Marine Calmet en insistant sur le besoin de « décorréler l’écocide du droit administratif », ce « coup de poker » qui consiste à renommer le “délit générique d’atteinte à l’environnement” en “délit d’écocide” ne fait que renforcer la détermination des ONG dans leur combat.

Une affaire à suivre donc, et à garder en tête pour voir quels sont nos moyens d’agir face aux dommages que nous pouvons constater dans l’environnement.

++ Pour aller plus loin ++

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